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Le Grizzly
5 mars 2013

BORIS VIAN L'écume des jours Chapitre I

Je reviens sur ce roman qui m'a déjà occupé pour vous fournir quelques pistes de réflexion sur le chapitre I :

 

L'INCIPIT

Colin terminait sa toilette. Il s'était enveloppé, au sortir du bain, d'une ample serviette de tissu bouclé dont seuls ses jambes et son torse dépassaient. Il prit à l'étagère, de verre, le vaporisateur et pulvérisa l'huile fluide et odorante sur ses cheveux clairs. Son peigne d'ambre divisa la masse soyeuse en longs filets orange pareils aux sillons que le gai laboureur trace à l'aide d'une fourchette dans de la confiture d'abricots. Colin reposa le peigne et, s'armant du coupe-ongles, tailla en biseau les coins de ses paupières mates, pour donner du mystère à son regard. Il devait recommencer souvent, car elles repoussaient vite. Il alluma la petite lampe du miroir grossissant et s'en approcha pour vérifier l'état de son épiderme. Quelques comédons saillaient aux alentours des ailes du nez. En se voyant si laids dans le miroir grossissant, ils rentrèrent prestement sous la peau et, satisfait, Colin éteignit la lampe. Il détacha la serviette qui lui ceignait les reins et passa l'un des coins entre ses doigts de pied pour absorber les dernières traces d'humidité. Dans la glace, on pouvait voir à qui il ressemblait, le blond qui joue le rôle de Slim dans Hollywood Canteen. Sa tête était ronde, ses oreilles petites, son nez droit, son teint doré. Il souriait souvent d'un sourire de bébé, et, à force, cela lui avait fait venir une fossette au menton. Il était assez grand, mince avec de longues jambes, et très gentil. Le nom de Colin lui convenait à peu près. Il parlait doucement aux filles et joyeusement aux garçons. Il était presque toujours de bonne humeur, le reste du temps il dormait.

Il vida son bain en perçant un trou dans le fond de la baignoire. Le sol de la salle de bains, dallé de grès cérame jaune clair, était en pente et orientait l'eau vers un orifice situé juste au-dessus du bureau du locataire de l'étage inférieur. Depuis peu, sans prévenir Colin, celui-ci avait changé son bureau de place. Maintenant, l'eau tombait sur son garde-manger.

Boris VIAN (1920 – 1959)

L'écume des jours, chapitre I (1947)

 

 

ANALYSE

 

Situation de l'extrait : L'extrait est l'incipit du roman. On y découvre le personnage principal, Colin. Nous sommes, bien sûr au chapitre I, le plus long du roman avec ses 14 pages.

Pistes de réflexion :

Problématique : Montrez qu'en présentant Colin en train de se préparer dans sa salle de bains, Boris vian toilette le personnage de roman traditionnel.

1 – Un quotidien banal ?

Colin est présenté au cours d'un moment très banal de la vie quotidienne, la fin de sa toilette : « Colin finissait sa toilette ». On le voit en train de se coiffer : « Son peigne d'ambre divisa la masse soyeuse », il soigne son apparence physique : « pour donner du mystère à son regard » et reste attentif aux moindres détails : « Il alluma la petite lampe du miroir grossissant et s'en approcha pour vérifier l'état de son épiderme. Quelques comédons saillaient aux alentours des ailes du nez. » / « Il détacha la serviette qui lui ceignait les reins et passa l'un des coins entre ses doigts de pied pour absorber les dernières traces d'humidité. »

Mais ce quotidien d'apparence si banal bascule rapidement dans le bizarre et chaque geste va être assorti d'une évocation étrange. Déjà, lorsqu'il sort du bain, l'auteur inverse la description. Au lieu de préciser qu'il s'est caché les reins avec une serviette, il nous dit qu'« il s'était enveloppé, au sortir du bain, d'une ample serviette de tissu bouclé dont seuls ses jambes et son torse dépassaient. »

Lorsqu'il veut se parfumer, on nous dit qu'« il prit à l'étagère, de verre, le vaporisateur », comme si l'étagère était vivante et qu'on pouvait lui prendre un objet. Notez la mise en apposition « ,de verre, », qui ne permet pas de distinguer avec précision quel objet est fait avec cette matière : l'étagère ou le vaporisateur ?

Lorsqu'il se coiffe, la métaphore du « gai laboureur » donne un relief étrange à ce geste.

« Pour donner du mystère à son regard », « Colin reposa le peigne et, s'armant du coupe-ongles, tailla en biseau les coins de ses paupières mates ».

Les comédons rentrent seuls sous la peau car ils se trouvent laids.

Pour finir, le personnage vide sa baignoire en perçant un trou dans le fond.

2 – Un incipit fantastique et humoristique

Boris Vian nous entraîne ainsi dans un récit au registre fantastique où les objets sont vivants (l'étagère, les comédons), les gestes hors du commun (se tailler les paupières en biseau à l'aide d'un coupe-ongles, vider sa baignoire en perçant un trou).

Et cet univers fantastique est marqué par un détail qui est une référence intertextuelle importante : Colin est décrit par l'intermédiaire du miroir : « Dans la glace, on pouvait voir à qui il ressemblait » qui renvoie à Alice de l'autre côté du miroir de Lewis Carroll.

Cet univers carrollien se retrouve bien sûr dans tous les éléments dont nous venons de parler, mais également dans l'humour, très présent chez Lewis Carroll. Chaque élément étrange évoqué, s'il est étrange, ainsi que nous venons de le montrer, est également humoristique. Les comédons qui rentrent seuls sous la peau pour des raisons esthétiques, par exemple. Le trou percé dans la baignoire, etc …

3 – Un personnage sans personnalité

Mais cet incipit nous montre aussi un personnage sans personnalité. Il n'a qu'un prénom et pas d'état-civil précis : « Le nom de Colin lui convenait à peu près ». Ce qu'il fait est sans intérêt : « Il souriait souvent d'un sourire de bébé » / « Il parlait doucement aux filles et joyeusement aux garçons. Il était presque toujours de bonne humeur, le reste du temps il dormait. »

Sa description nous est communiquée par le biais de l'image d'une image : « Dans la glace, on pouvait voir à qui il ressemblait, le blond qui joue le rôle de Slim dans Hollywood Canteen. » En effet, non seulement, on ne nous le fait voir que par l'intermédiaire du miroir, mais en plus on nous dit qu'il ressemble à un acteur qui interprète un personnage fictif dans un film où la quasi totalité des acteurs interprète son véritable personnage (Hollywood Canteen, deuxième référence intertextuelle, explicite, celle-là). Cela crée bien sûr une mise en abyme assez vertigineuse : Colin est le reflet d'une image filmique d'un acteur, mais en plus cela enlève également toute personnalité au personnage. Au final, qui est Colin ?

En plus, on n'a même pas son âge et lorsqu'il nous sera communiqué, ce sera par l'intermédiaire de son ami : « [Chick] avait le même âge que Colin, vingt-deux ans », fin de la page 23.

4 – Un personnage de roman à l'opposé du personnage traditionnel

En procédant ainsi, Vian rompt avec les procédés traditionnels et réalistes de présentation des personnages (voir l'incipit de L'éducation sentimentale, par exemple) dans lesquels on sait tout d'eux et, surtout, grâce auxquels on peut les ancrer dans un univers précis. Ici, où se trouve-t-on ? On saura grâce à deux passages ultérieurs qu'on est à Paris (la patinoire Molitor page 39 et la recherche de lieux où se promener avec Chloé page 85), mais en-dehors de ça, on n'a aucun contexte spatio temporel précis.

En outre, si on est bien dans un univers fantastique, ce n'est que par des détails qu'on s'en rend compte. Pour l'essentiel, on est dans un univers très réaliste.

Pour finir, notons, qu'il ne se passe absolument rien. Nous sommes dans un incipit qui ne lance aucune histoire. On aura un début d'histoire lorsque Colin partira en quête d'un amour (chapitre V, p.50 : « Je trouverai certainement une fille demain ! »), mais globalement, on n'a qu'une suite d'anecdotes : l'arrivée de Chick, le pianocktail, l'anguille, etc …

La véritable histoire démarrera lorsque le conte de fées sera fini, c'est-à-dire une fois Colin et Chloé mariés. Les personnages seront véritablement confrontés à un enjeu dramatique, la maladie de Chloé.

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