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Le Grizzly
5 mars 2013

BORIS VIAN L'écume des jours chapitre XI

Nouvel extrait ...

 

LA SCENE DE PREMIERE RENCONTRE

 

- Allons, venez ! S'impatientait Isis, je vais vous présenter à des filles charmantes.

Il l'attira vers lui par les deux poignets.

- Vous avez une robe ravissante ! Lui dit-il.

C'était une petite robe toute simple de lainage vert amande avec de gros boutons de céramique dorée et une grille en fer forgé formant l'empiècement du dos.

- Vous l'aimez ! Dit Isis.

- Elle est très ravissante, dit Colin. Peut-on passer la main à travers les barreaux sans être mordu ?

- Ne vous y fiez pas trop ! Dit Isis.

Elle se dégagea, saisit Colin par la main et l'entraîna vers le centre de sudation. Ils bousculèrent deux nouveaux arrivants du sexe pointu, glissèrent au tournant du couloir et rejoignirent le noyau central par la porte de la salle à manger.

- Tiens dit Colin, Alise et Chick sont déjà là …

- Oui, dit Isis. Venez, je vous présente …

La moyenne des filles était présentable. L'une d'elles portait une robe en lainage vert amande avec de gros boutons en céramique dorée, et dans le dos, un empiècement de forme particulière.

- Présentez-moi surtout à celle-là, dit Colin.

Isis le secoua pour le faire tenir tranquille.

- Voulez-vous être sage, à la fin ? ...

Il en guettait déjà une autre et tirait sur la main de sa conductrice.

- C'est Colin, dit Isis. Colin, je vous présente Chloé ...

Colin avala sa salive. Sa bouche lui faisait comme du gratouillis de beignets brûlés.

- Bonjour ! dit Chloé ...

- Bonj ... êtes-vous arrangée par Duke Ellington ? demanda Colin ... Et puis il s'enfuit parce qu'il avait la conviction d'avoir dit une connerie.

Chick le rattrapa par un pan de sa veste.

- Où vas-tu comme ça ? Tu ne vas pas t'en aller déjà ! ... Regarde.

Il tira de sa poche un petit livre relié en maroquin rouge.

- C'est l'originale du Paradoxe sur le Dégueulis de Partre ...

- Tu l'as trouvé quand même ! ... dit Colin.

Puis il se rappela qu'il s'enfuyait et s'enfuit. Alise lui barrait la route.

- Alors, vous vous en allez sans avoir dansé une seule petite fois avec moi ? dit-elle.

- Excusez-moi ... dit Colin ... Je viens d'être idiot ... et ça me gêne de rester.

- Pourtant, quand on vous regarde comme ça, on est forcé d'accepter ...

- Alise ..., geignit Colin en l'enlaçant et en frottant sa joue contre les cheveux d' Alise.

- Quoi, mon vieux Colin ...

- Zut ! Zut et Bran, Peste diable boufre. Vous voyez la fille là ...

- Chloé ? ...

- Vous la connaissez ! ... dit Colin. Je lui ai dit une stupidité. Et c'est pour ça que je m'en allais.

Il n'ajouta pas qu'à l'intérieur du thorax, ça lui faisait comme une musique militaire allemande, où on n'entend que la grosse caisse.

- N'est-ce pas qu'elle est jolie ? Demanda Alise.

Chloé avait les lèvres rouges, les cheveux bruns, l'air heureux et sa robe n'y était pour rien.

- J'oserai pas ! dit Colin.

Et puis il lâcha Alise et alla inviter Chloé. Elle le regarda. Elle riait et mit la main droite sur son épaule. Il sentait ses doigts frais sur son cou. Il réduisit l'écartement de leurs deux corps par le moyen d'un raccourcissement du biceps droit, transmis, du cerveau, le long d'une paire de nerfs crâniens choisie judicieusement.

 

Boris VIAN (1920 – 1959) 

L'écume des jours, chapitre XI (1947)

 

 

ANALYSE

 

Situation de l'extrait : L'extrait se situe au chapitre XI pages 70-73. Avec ses 10 pages, il fait partie des chapitres les plus longs du livre avec l'incipit (14 pages), le chapitre XXI, p.115 (mariage = 10 pages), le chapitre XXVIII, p.147 (conférence de Jean-Sol = 10 pages), le chapitre XXXIV, p.177 (l'arrivée du professeur Mangemanche = 10 pages) et le chapitre XXXV, p.187 (le pharmacien = 9 pages).

Colin cherche à être amoureux et convoite Alise, mais comme il le dit p.50 : « C'était une pensée à éviter. Alise lui revenait de plein droit [à Chick]. » Il est invité par Isis Ponteauzanne à l'anniversaire de son caniche, Dupont. Lorsqu'il s'y rend, il n'a qu'une seule pensée en tête, préparée en amont par quelques évocations, comme à la page 65 au chapitre X : « La porte claqua derrière lui avec le bruit d'une main nue sur une fesse nue » et « La porte extérieure se referma sur lui avec un bruit de baiser sur une épaule nue ». Il y a aussi p.66 : « Deux amoureux s'embrassaient sous un porche. » Et au début du chapitre XI, p.68, « Colin montait, le nez sur les talons des deux filles », puis, p.69 : « Il suivit les deux filles à qui une soubrette venait d'ouvrir ». Et lorsque Isis l'accueille : « Il l'attira vers lui et l'embrassa près des cheveux. »

Pistes de réflexion :

Problématique : En quoi peut-on dire que cette scène de première rencontre est originale ?

1 – Une scène de première rencontre

Avant tout, nous pouvons constater que nous avons apparemment une scène de première rencontre tout ce qu'il y a de plus classique. Les deux personnages ne se connaissaient pas, puisque Isis les présente l'un à l'autre : « C'est Colin, dit Isis. Colin, je vous présente Chloé ». La rencontre a lieu à distance par le regard : « La moyenne des filles était présentable. L'une d'elles portait une robe en lainage vert amande avec de gros boutons en céramique dorée, et dans le dos, un empiècement de forme particulière. - Présentez-moi surtout à celle-là, dit Colin. » On a le franchissement de la distance grâce à Isis, puis les deux personnages se parlent. Cela ressemble en tous points à la scène de première rencontre de La Princesse de Clèves.

Mais, certains détails posent problème. Déjà, Colin ne finit pas sa phrase qui se réduit à une apocope. Ensuite, il rajoute quelque chose qui n'a rien à voir et part : « - Bonjour ! dit Chloé ...

- Bonj ... êtes-vous arrangée par Duke Ellington ? demanda Colin ... Et puis il s'enfuit parce qu'il avait la conviction d'avoir dit une connerie. »

On est donc loin de la scène de première rencontre traditionnelle. D'autant plus qu'il revient et finit ce qui avait été commencé : il se rapproche définitivement de Chloé pour danser avec elle : « Il réduisit l'écartement de leurs deux corps par le moyen d'un raccourcissement du biceps droit, transmis, du cerveau, le long d'une paire de nerfs crâniens choisie judicieusement. »

2 – Qui Colin convoite-t-il ?

Cette question mérite en effet d'être posée. En effet, nous avons vu que Colin voulait rencontrer une fille à tout prix et que son choix s'était initialement porté sur Alise mais que celle-ci lui était défendue car appartenant à Chick. Aussi, lorsqu'il arrive à la réception d'Isis commence-t-il par s'intéresser à elle. Et au début de l'extrait qui nous intéresse, il recommence à lui faire des avances : « Il l'attira vers lui par les deux poignets. » puis : « Peut-on passer la main à travers les barreaux sans être mordu ? » Mais Isis ne se laisse pas faire et le remet à sa place à deux reprises : « Ne vous y fiez pas trop ! Dit Isis. » et « Voulez-vous être sage, à la fin ? ... »

Ne pouvant convoiter son hôtesse, il revient sur le premier objet de son amour, Alise, sous la forme d'une remarque apparemment anodine : « Tiens dit Colin, Alise et Chick sont déjà là … » avant de fureter partout comme un animal : « Il en guettait déjà une autre et tirait sur la main de sa conductrice. »

Certes, il en repère une en particulier : « Présentez-moi surtout à celle-là, dit Colin. », mais n'est-ce pas parce qu'elle est habillée comme Isis : « L'une d'elles portait une robe en lainage vert amande avec de gros boutons en céramique dorée, et dans le dos, un empiècement de forme particulière. » ? De plus, on ne sait pas très bien à qui Colin est présenté. En effet, au début, Isis lui dit : « Venez, je vous présente … ». Puis le narrateur enchaîne : « La moyenne des filles était présentable. L'une d'elles portait une robe en lainage vert amande avec de gros boutons en céramique dorée, et dans le dos, un empiècement de forme particulière. » avant que Colin ne dise : « Présentez-moi surtout à celle-là » et que le narrateur rajoute : « Il en guettait déjà une autre et tirait sur la main de sa conductrice. ». Aussi quand Isis fait les présentations : « C'est Colin, dit Isis. Colin, je vous présente Chloé ... », qui est finalement présenté à Colin ?

Cependant, la fille rencontrée semble être la bonne, puisque Colin est loin d'être insensible à son charme. Déjà, il ressent une violente émotion : « Colin avala sa salive. Sa bouche lui faisait comme du gratouillis de beignets brûlés. » qui sera à nouveau évoquée plus tard : « Il n'ajouta pas qu'à l'intérieur du thorax, ça lui faisait comme une musique militaire allemande, où on n'entend que la grosse caisse. », émotion qui l'empêche de parler (l'apocope) et l'amène à « dire une connerie ».

3 – La confusion

Cette « connerie » sera à l'origine de la rupture avec la scène de première rencontre traditionnelle. Dans l'esprit de l'amateur de jazz qu'est Colin s'opère une confusion entre le prénom de la fille rencontrée et la chanson de Duke Ellington. D'où le jeu de mots : « êtes-vous arrangée par Duke Ellington ? » Mais le jeu de mots, qui a pour base le prénom se prolonge avec le verbe. Ici « arrangée » peut avoir deux sens : vestimentaire et musical. Or l'arrangement de Duke Ellington pour « Chloe » est, comme le dit Nicolas, p.54-55 : « Je conseille à Monsieur un tempo d'atmosphère, dans le style de Chloé, arrangé par Duke Ellington, ou du Concerto pour Johnny Hodges … dit Nicolas. Ce qu'outre-Atlantique on désigne par moody ou sultry tune. » Chloé, la fille, serait donc moody ou sultry tune, c'est-à-dire (note p.54-55) : triste, morose, en mineur / étouffante, lourde. Dès lors, la phrase de Colin devient prémonitoire puisque cet arrangement correspondra à ce qui arrivera à Chloé. D'où cette question : en quoi consiste la « connerie » prononcée par Colin ? Autre question : pourquoi Colin s'enfuit-il ? Aurait-il peur d'affronter son destin ?

4 – La fuite

Lorsqu'il s'enfuit, Colin est arrêté par deux fois. La première par Chick qui ne lui parle que de Partre et avec lequel la conversation durera peu (6 lignes et 3 répliques), puis par Alise.

Avec elle va s'engager une entreprise de séduction (« Alise ..., geignit Colin en l'enlaçant et en frottant sa joue contre les cheveux d' Alise. ») qui va pourtant tourner court. Mais Colin est obligé de se faire violence : « Zut ! Zut et Bran, Peste diable boufre. » Cependant, lorsqu'il nous est dit : « Il n'ajouta pas qu'à l'intérieur du thorax, ça lui faisait comme une musique militaire allemande, où on n'entend que la grosse caisse. », on peut se poser la question de savoir pourquoi. En effet, rien n'indique avec certitude que cette émotion est provoquée par l'évocation de Chloé et non par sa conversation avec Alise, qu'il convoitait déjà avant de se rendre à la réception d'Isis.

A la fin le narrateur nous dit que Colin lâche Alise. Mais « lâcher », ici, signifie quoi ? La lâcher parce qu'il l'enlaçait ? La lâcher parce qu'il ne veut plus lui apporter son soutien ?

Le dialogue entre Alise et Colin est très ambigu. A aucun moment, sauf à l'évocation de Chloé (« Vous voyez la fille là ») les deux personnages ne semblent se répondre.

Pour finir, il est clair qu'à partir du moment où Colin lâche Alise, le sort des personnages est scellé. Alise restera avec Chick, qui ne pense qu'à Partre et Colin avec Chloé, même si elle est arrangée par Duke Ellington.

5 – Isis

Ce personnage est important à plusieurs titres. Déjà, elle est l'intermédiaire entre Colin et Chloé. Ensuite, elle est la seule à porter un nom de famille. Elle cumule ainsi un prénom qui renvoie à la déesse égyptienne Isis, réputée pour être protectrice et salvatrice, et un nom de famille qui est un jeu de mots : pont aux ânes, à savoir : « Évidence, chose facile à faire. Problème, question classique qui, dans un domaine donné permet de tracer la limite entre les spécialistes et les ignorants, ou, simplement, question, problème classiques, rebattus. On écrit aussi pont-aux-ânes. » (TLF) Elle est donc là pour faire comprendre à Colin où est l'évidence, mais en même temps pour protéger le couple (Isis). Cependant , tout comme Nicolas, protecteur des enfants, et la souris, protectrice de la maison, elle faillira à sa mission, car ce roman élimine tout recours à la transcendance, c'est-à-dire à quelque chose qui dépasserait l'humain, comme dieu, et renvoie une philosophie existentialiste : nous sommes le résultat de nos choix propres.

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